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18 juin 2019 2 18 /06 /juin /2019 17:48

 

Ce matin-là, au coin du Presbytère, il s’est arrêté. Figé par la stupeur, il regarde son complice gisant à terre. Il s’avance vers lui à grandes enjambées, et ne fait que répéter : « Ils l’ont tué, ils l’ont tué ! ». Cherchant désespérément du regard autour de lui, il ne fait qu’apercevoir le mur de l’ancien cimetière qui commence à perdre ses vieilles pierres. La tristesse qui l’envahit n’a d’égal que le paysage qui s’offre à lui. La lame acérée de la douleur lui transperce le cœur. Appuyé sur sa canne, le vieil homme veut rester debout, ne pas tomber à terre comme son ami couché là, sur la place de l’église.

 

 Pour chasser ces images insupportables, il se met à lui parler comme il l’a toujours fait :

 

   « Tu te souviens ? Moi, oui. La première fois que je t’ai vu, j’avais à peine 5 ans, c’était au printemps.

Notre institutrice avait décidé d’emmener la classe sur le plateau d’Ecrouves. Quelle aventure pour le gamin que j’étais !      Je n’avais jamais quitté la rue Haute, sauf pour suivre papa aux «Narinvaux» à la cueillette des mirabelles. En passant par ici… je t’ai vu. Tu étais déjà si grand, et moi si petit. Je t’ai aimé tout de suite. Jamais je n’avais vu quelque chose d’aussi beau. Tu lançais tes longues branches vers le ciel, tu étais tout simplement « géant ».

 

A partir de ce jour-là, je n’avais qu’une hâte : venir t’admirer, essayer d’entourer ton tronc de mes bras, et chaque année qui passait voyait grandir mon étreinte.

 

Avec les copains, tu es devenu notre refuge secret. Chaque fois que nous le pouvions, nous grimpions dans tes branches touffues pour nous y cacher ou cueillir tes fleurs qui embaumaient et faisaient le bonheur de nos mères toujours prêtes à servir leur fameuse tisane.

 

Toute ma vie est inscrite dans les rides de ton bois.

 

Parfois, le dimanche après-midi, nous escaladions le plateau avec ma mère et ses amies pour redescendre de l’autre côté,  au Val des Nonnes où une guinguette faisait valser les amateurs de bal musette. Un peu oublié parmi toutes ces guiboles agitées, je décidai un jour de rebrousser chemin tout seul, mais je me suis égaré. Bien fait pour mon esprit rebelle ! J’ai erré longtemps, le visage couvert de larmes, cherchant un repère dans cette vaste étendue qui s’étalait au pied de la colline. Et, je t’ai aperçu. Je t’aurais reconnu entre mille, toi si majestueux, dépassant de loin le clocher de Notre-Dame. J’ai alors dévalé la « grimpette » à toutes jambes pour venir me réfugier dans tes longs bras.

 

Il y a aussi ce soir où la colère de mon père m’a tant effrayé que j’ai fait mon baluchon et, la nuit venue, ma première fugue m’a conduit vers toi. Mais le pauvre gosse de dix ans que j’étais n’a pas résisté plus d’une heure aux hululements étranges de la chouette et au bruissement des feuillages. A l’aventure j’ai vite préféré le doux nid de mon lit !

 

Pourtant, chaque instant passé à tes côtés me remplissait de joie. Tu étais mon havre de paix. La vie à la maison n’était pas toujours facile et, en tant qu’aîné, je me devais d’aider mon père qui travaillait dur pour nourrir sa grande famille. Le ramassage des « patates » n’avait plus de secret pour moi, et la récompense suprême que m’accordait mon père en m’emmenant à la pêche à l’Ingressin, reste à jamais un souvenir de moments intimes trop rares.

 

Les années ont passé et je t’ai raconté chaque évènement : ma joie d’être reçu au Certificat d’Etudes avec mention à l’âge de douze ans ;  mon entrée au Collège de Toul où les journées étaient longues car je m’y rendais souvent  à pieds ou par le « Thiaucourt ». Sous sa cuirasse de fer, mon père cachait un cœur tendre. Quelle ne fut pas ma surprise lorsqu’il me dit « En sortant du collège, demain, tu iras chez Morel à Toul, je t’ai acheté un vélo ! ». Une bicyclette toute neuve, avec de gros pneus ballons. Bien sûr depuis longtemps je m’exerçais sur le seul vélo que possédait la famille : celui de mon père. Après la corvée de nettoyage de  ses brodequins, je sortais l’engin et essayais de rouler, d’abord en trottinette debout  sur la même pédale, puis plus tard chaque pied sur une  pédale, une jambe passant dessous le cadre de cette trop grande bécane. Alors, MA bicyclette je voulais te la montrer en priorité. J’ai grimpé la rude côte de l’église en pédalant de toutes mes forces et c’est tout essoufflé mais si fier que je l’ai posée délicatement contre toi.

 

Je n’avais plus assez de temps à te consacrer. Aussi, je savourais tous les   moments où je pouvais encore t’approcher, mon ami. La préparation de ma première communion était un de ceux-là. L’église était froide cet hiver mais te sentir tout près me réchauffait. Tu avais perdu tes feuilles, pourtant tu étais  toujours aussi magnifique, avec seulement tes branches luisantes de givre.

 

As-tu compté tous les paroissiens que tu as vus passer ?  Pour les messes, les baptêmes, les communions, les mariages, les enterrements… que de vies ont défilé devant toi. Ont-ils seulement fait attention à toi, ces gens-là ?

 

Je suis devenu un homme, mais toujours si minuscule à côté de toi.

 

Grâce à mon vélo, j’ai rencontré ma promise. Notre première promenade en amoureux a été de venir te saluer. Je revois son visage stupéfait en te découvrant, elle qui venait de la ville où le béton avait commencé à remplacer les  arbres. Nous avons tatoué nos initiales sur ton écorce. Ce geste réticent me coûtait mais je voulais tellement faire plaisir à ma dulcinée !  Comme Philémon et Baucis, rien ne nous a séparé et jusqu’à hier, je pouvais admirer cette gravure, gage de notre mariage qui dure encore. Même la guerre et tout son cortège de malheurs n’avait pas réussi à nous séparer, toi, elle et moi.

 

Comment oublier ces moments d’atrocité. Deux fois, j’ai échappé à la mobilisation à cause de… mes yeux de « miraud ». La troisième fois, mon père m’a empêché de partir à la guerre arguant que la France avait besoin de bras. Je me suis retrouvé travaillant à l’usine, fabriquant des obus, dans une ambiance d’enfer, courant dans le sable bouillant où reposaient les pièces en fonte incandescentes, la poitrine nue, la peau couverte de crasse et de sueur, le bas du pantalon dévoré par les flammèches. A dix-neuf ans, mes rêves d’uniforme s’étaient envolés.

 

Quel avenir pouvais-je espérer dans cette usine ? J’entrai donc aux Chemins de Fer en janvier 1940, et je commençai ma nouvelle carrière de cheminot par les tâches les plus ingrates : déchargement des wagons, nettoyage du foyer des machines. Mon expérience à l’usine m’avait forgé une volonté et des muscles d’acier, et rien ne me rebutait. Remarqué par mes supérieurs, je fus alors formé pour devenir chauffeur de machine. Quelle fierté de conduire une loco à travers la campagne, même si les wagons ne transportaient que de la ferraille !

 

Hélas, quelques mois plus tard, alors que la « drôle de guerre » n’avait fait que nous effleurer par le va et vient  d’avions allemands, nous allions à notre tour connaitre notre « baptême du feu ». L’ennemi était entré en Belgique et les bombes pleuvaient sur le nord de la France. Les trajets que j’effectuais avec mon train devenaient de plus en plus dangereux. Les bombardements s’intensifiaient au fil des jours. Un après-midi, alors que nous préparions notre machine, le mécanicien et moi n’avons pas eu le temps de courir aux abris. A plat ventre sous la motrice, nous avons vu les « Stukas » piquer vers le dépôt et lâcher leurs explosifs dans un fracas épouvantable. Le ballast avait explosé et le rail se dressait à la verticale au bord d’un énorme cratère.

 

Ce fut ensuite la grande pagaille, la fuite des civils embouteillant les routes, ne sachant où aller pour trouver refuge, les militaires effarés marchant en désordre et colportant des bruits sur l’avancement des ennemis et leur barbarie. Notre mère aussi avait décidé de quitter notre maison pour mettre à l’abri mes frères et sœurs. Son voyage ne l’a menée qu’au bout de la rue, le pillage des maisons abandonnées perpétré par ceux qui restaient au village l’a vite dissuadée de continuer son chemin.

 

Souvent, notre église servait d’abri à ceux qui  fuyaient la guerre. Impies ou croyants, ils confiaient leur vie à ce dieu qui laissait les hommes se détruire entre eux. Chaque fois que je l’ai pu, je me suis efforcé d’apporter du réconfort et surtout de la nourriture à ces « réfugiés ». Dans chaque coin du pays, des familles avaient  dû abandonner tous leurs biens, plongeant dans l’angoisse leurs proches qui ne recevaient plus de leurs nouvelles. La peur d’avoir perdu mon aimée me tenaillait.  Mes obligations de conduire ma loco dans une zone protégée, m’avaient éloigné d’elle et  je ne savais pas si j’allais la retrouver. Où était-elle cachée, était-elle encore vivante ? Nous avions forgé tant de projets. Le destin allait-il détruire également nos rêves ?

 

 Je tremblais de peur en entendant les avions volant en « rase-motte » au-dessus de notre sanctuaire, et surtout je pensais à toi mon ami : allais-tu résister à l’éclat de ces bombes qui jalonnaient nos jours et nos nuits ? Pourtant ta présence fidèle m’a permis de garder confiance. Puisque tu étais encore debout après toute cette terreur, je me devais de le rester aussi.

 

Et nous avons bien fait d’être encore là car si la vie apporte son lot d’épreuves elle m’a réservé finalement de nombreux moments de bonheur. D’abord celui d’épouser Martine, ma fiancée,  qui m’a attendu pendant que je me joignais aux maquisards. Entre deux feux de l’ennemi, nous avons réussi à convoler dans une noce simple mais remplie de joies. Moment précieux où plus rien ne comptait que notre amour. L’étincelante lumière qui brillait dans nos yeux effaçait l’horreur et le désespoir qui régnaient autour de nous.

 

Nos deux premières filles sont arrivées, à un an d’intervalle, dès l’année suivante. Ma Martine a alors assuré son rôle de mère comme un « père », trop occupé que j’étais par le conflit et mon travail. Qui eut cru que ce petit bout de femme ait une telle force de caractère !

 

Heureusement, l’ennemi a fini par capituler et cette méchante guerre a pris fin après plus de six ans de souffrances. Enfin la renaissance pour tous et, pour nous, un bonheur supplémentaire : un fils venu compléter notre famille en 1946, le petit prince tant attendu par son père.

 

J’ai dû mettre les bouchées doubles  pour contenter ma tribu et lui apporter le confort qu’elle méritait. Après ma journée dans mon train, et mes soirées aux champs, je devenais maçon, plombier, électricien, carreleur pour retaper la vieille maison qui allait devenir notre nid familial. Rien n’était trop beau pour ceux que j’aimais. Pas question de baisser les bras ! Trois filles et un gars en cinq ans, ça donne à réfléchir  puisque qu’il y aurait bientôt six bouches à nourrir,   une benjamine étant annoncée pour l’été 48 ! Or, à l’époque mes muscles agissaient plus vite que mon cerveau, et c’est tant mieux car mon « âme de bâtisseur » m’a permis d’offrir aux miens une vie confortable  que beaucoup m’ont enviée.

 

Lorsque notre aînée eut douze ans, un nouveau miracle se produisit : un petit frère pointa son nez, un peu jalousé par notre benjamine qui se voyait voler sa place, après sept ans de câlineries ! Bien sûr, je trimais toujours comme un forcené mais la satisfaction du travail accompli m’a toujours guidé et j’y trouvais mon compte.

 

Puis, petit à petit, mes oisillons ont quitté le nid, après une adolescence plus ou moins tranquille. J’étais heureux quand je conduisais mes filles à l’autel pour leur mariage. Si belles  dans leur robe immaculée, après la cérémonie, elles posaient avec leur nouvel époux sous ton feuillage pour la photo traditionnelle. Mes yeux usés ne se lassent pas de revoir ces images jaunis où tu trône en maître.

 

Hélas, le deuil nous a frappés à plusieurs reprises. La grande faucheuse nous a enlevé  tour à tour des êtres si chers : mon père disparu tragiquement, un frère mort en héros, une belle-fille rongée par la maladie, et un petit-fils qui n’avait pas, lui non plus, demandé à nous quitter si vite. Comment l’être humain peut-il résister à tant d’adversité et supporter tant de blessures, si ce n’est pour mieux goûter les bonheurs à venir.

 

Notre maison n’est plus assez grande pour accueillir la nichée de petits que les enfants nous ont faits et qui égaient nos vieux jours. Comme une revanche sur la vie, nous avons occupé notre retraite par des voyages, de joyeux repas de famille, des discussions entre amis, et mon chemin vers toi ! …..   Mais, là, aujourd’hui …… »

 

S’approchant encore, il s’est penché et a posé sa main tremblante sur la peau ridée du vieil arbre, mêlant ses larmes à la sève qui continue de s’échapper dans un dernier sursaut.

 

« Adieu, mon ami, mon confident. Tu n’as pas choisi de mourir aujourd’hui, et pourtant tu me quittes. Rien ne sera plus comme avant ! »

 

Il a tourné le dos pour ne plus voir ce spectacle affligeant et s’en est allé un peu plus lent, un peu plus courbé sous le poids du chagrin.

 

Plus rien n’a été comme avant : le temps a usé son corps vieillissant et son esprit s’est envolé parfois, laissant des trous béants dans sa mémoire. Il a perdu la seule femme qu’il n’ait jamais aimée et même la tendresse de ses enfants n’a pas suffi à le consoler. Il a glissé doucement dans un sommeil éternel, et a disparu par-delà les nuages, apaisé.

           

Je me plais à  l’imaginer, blotti avec sa chérie  sur la plus haute branche de son vieux tilleul, observant le monde  sous ses pieds, commentant l’absurdité et la bêtise abyssale d’une bonne moitié de l’humanité qui continue à se battre pour des chimères, montrant une fois de plus son caractère déterminé,  content de partager encore  ses réflexions avec son ami de toujours.

 

Je le sais,  car cet homme-là je l’ai bien connu, c’était….. mon père !

 

&

Ce texte se veut un hommage à notre Papa disparu le 20 juin 2014 et m'a été inspiré par les souvenirs qu'il nous a laissés

                                                                                                                       Colette le 18 juin 2019

 

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